ENQUÊTE

LA POLITIQUE AGRICOLE COMMUNE
Ses chèques aux mieux dotés, ses œillères sociales et environnementales

Par Caroline Trouillet, journaliste

7 bénéficiaires,
dérives possibles dans l’attribution des aides

Pendant plusieurs mois, la journaliste d’investigation, Caroline Trouillet, a mené l’enquête sur les plus gros bénéficiaires de la PAC en France, en analysant les critères d’attribution d’aides allant jusqu’à plusieurs millions d’euros par an, ainsi que les impacts de leur utilisation. Domaine agricole et de chasse gigantesque, industriel du lait pollueur, promotion du champagne, etc : Sept portraits de bénéficiaires illustrent sept cas de dérives possibles dans l’attribution des aides de la PAC. Aucun n’est hors-la-loi, tous ne font que profiter des règles du jeu de la PAC qui leur permettent de percevoir des subventions très importantes pour des bénéfices sociaux ou environnementaux nuls, voire à la source de conséquences dommageables pour les véritables agriculteurs, pour l’environnement, pour le dynamisme économique local, etc. C’est justement ce sur quoi l’enquête entend faire la lumière : ces règles de la PAC, qui permettent d’attribuer jusqu’à plusieurs millions d’euros d’argent public à des acteurs économiques imperméables à la notion d’intérêt général, sont-elles légitimes ?

1. AIDES DIRECTES AUX AGRICULTEURS

Les paiements découplés sont les principales aides de la PAC, gérées par l’État et versées annuellement. Elles sont directement versées aux agriculteurs selon la surface des terres exploitées et indépendamment de leur production. Une des dérives possibles de cette aide est étudiée au travers du cas de la SA de Mivoisin.

Le cas de la SA de Mivoisin

La SA de Mivoisin est un complexe de chasse, avec forêt, hébergement et terres agricoles, appartenant à la richissime famille Primat, Français expatriés en Suisse et ayant recours à l’optimisation fiscale. Les terres agricoles du domaine s’étalent sur 1700 hectares, ce qui ouvre le droit à 435 000 € d’aides du 1er pilier de la PAC, pour des cultures menées par des salariés et non par les gérants de la société. La famille possède d’autres domaines agricoles en France, ce qui lui permet de cumuler près de 900 000 € d’aides PAC par an, là où le bénéficiaire moyen touche moins de 20 000 €. Le cas de la famille Primat est certes extrême, mais prouve bien qu’il est possible, et qu’aucune règle ou contrôle n’existe pour l’éviter. Il pose question : les subventions de la PAC ont-elles vocation à encourager ce modèle d’agriculture sans agriculteur ?

Pour éviter ce type de dérives, la prochaine PAC doit mettre fin à l’allocation d’aides sur le seul critère de la superficie des fermes, mettre en place un plafonnement et resserrer la définition du « véritable agriculteur ».

2. AIDES À L’INVESTISSEMENT

Les aides à l’investissement font partie du 2nd pilier de la PAC, consacré au développement rural. Elles sont gérées en France par les Conseils régionaux. Ici, il s’agit plus précisément d’aides allouées aux industries agro-alimentaires et illustrées au travers de quatre groupes ou coopératives : Lactalis, Euroserum, Jean-Floc’h et Deuerer Petcare.

Le cas de Lactalis

Entre 2002 et 2013, Lactalis a obtenu 74,8 millions € d’aide de la PAC pour la totalité de ses filiales en Europe, dont 49 millions € en France. Récemment, elle a encore touché 2 350 000 € grâce à une aide à l’investissement accordée par le Conseil régional de Bretagne. En parallèle de l’attribution de cette subvention, Lactalis était épinglé pour évasion fiscale et pour l’affaire du lait contaminé. Problème supplémentaire : l’investissement soutenu est à l’origine d’une grave pollution de la Seiche, rivière adjacente à l’usine concernée. Il a également causé une augmentation significative des émissions de gaz polluants. Pour couronner le tout, alors qu’Emmanuel Besnier, le PDG du groupe, est 11e fortune de France, Lactalis place les éleveurs laitiers dans une situation financière intenable. Il leur impose un prix du lait inférieur à ce qu’il leur coûte à produire, tandis que l’entreprise renfloue ses caisses déjà bien portantes à coup de subventions publiques.

Le cas d’Euroserum

Euroserum est une filiale de la première coopérative laitière française, Sodiaal. En 2019, elle a perçu 1,9 million € de subventions de la PAC pour investir dans un outil censé décupler la production, pour satisfaire une demande chinoise. En réalité, une telle augmentation de la production en direction de la Chine n’a jamais eu lieu d’être. L’investissement soutenu a été suivi d’une chute de rentabilité. De nouveaux investissements ont donc été requis pour changer de marché cible et pour pallier l’absence de désamiantage du toit de l’usine – pourtant obligatoire – lors des premier travaux réalisés sur la subvention de la PAC. Dindons de la farce : les éleveurs à qui on avait annoncé une augmentation des volumes, les salariés de l’usine et la rivière voisine dont les eaux sont toujours plus prélevées et polluées par Euroserum.

Le cas de Jean Floc’h

Numéro trois de la filière porcine bretonne, Jean Floc’h a reçu 2,8 millions € de la PAC en 2019, répartis sur deux projets : d’un côté, pour « un programme d’investissement dans un process de fabrication permettant d’améliorer la valeur ajoutée des produits », d’un autre, pour moderniser et robotiser deux abattoirs. Le premier investissement, visant la valeur ajoutée des produits, correspond en réalité à une augmentation de la date limite de consommation et à l’étiquetage des lardons (porc français, teneur en sel, absence de couenne), très éloigné d’une qualité des aliments entendue sur des critères de goût, de nutrition ou de faible transformation des produits… Le second a quant à lui permis d’augmenter le nombre de cochons abattus, se traduisant par plus de cadence pour les ouvriers des abattoirs, mais sans embauche, générant ainsi un bilan social négatif.

Le cas de Deuerer Petcare

Dans le cas de Deuerer Petcare, une subvention de 1,2 million € de la PAC a permis le développement d’une entreprise fabriquant des aliments pour animaux de compagnie et ici plus précisément, de développer l’export de friandises haut-de-gamme pour les chiens et chats de nos voisins européens. L’impact du projet en local ? D’insupportables nuisances olfactives pour les riverains et la démission d’ouvriers en raison des cadences infernales. Cette subvention de la PAC s’insère dans le cadre d’autres facilités concédées à l’entreprise par les pouvoirs publics.

Pour éviter ce type de dérives, la prochaine PAC devrait strictement conditionner le projet à un impact positif pour le territoire local et non pour l’entreprise bénéficiaire (augmentation des embauches, amélioration des revenus, réduction de pollutions, développement de filières alimentaires territorialisées, démocratisation de l’alimentation, émergence de systèmes d’élevage ou de production végétale vertueux).

3. AIDES À LA PROMOTION

L’export de filières agroalimentaires hors UE est soutenu, dans le cadre de la PAC, par l’Organisation Commune des Marchés. Certains programmes de promotion sont gérés par la Commission européenne, d’autres par chaque État membre (FranceAgriMer en France). L’aide finance alors des dépenses de communication, de personnel et d’évènementiel pour gagner des parts de marchés dans les pays ciblés. Ces aides sont ici illustrées par les cas de la FICT et du groupe Champagnes Perrier-Jouët et Mumm & Cie.

Le cas de la FICT

La Fédération française des industriels charcutiers, traiteurs et transformateurs de viande (FICT) a investi plus d’un million d’euros pour convaincre les Japonais d’acheter leurs jambons, saucisses, pâté, rillettes et autres andouilles ou andouillettes. 80 % de ce budget a été financé dans le cadre de la PAC, soit 901 714 €. Si l’objectif visé par cette subvention n’apparaît à première vue pas comme absolument prioritaire, les moyens déployés confirment cette interrogation, comme par exemple le financement d’un food truck lors de la Coupe du Monde de rugby au Japon. Cet argent public ne sert pas un enjeu de souveraineté alimentaire. L’aide conforte par contre le modèle agro-industriel, et ses stratégies d’expansion pouvant vaciller à la faveur de toute crise sanitaire ou économique. Plus largement, les citoyens sont de plus en plus sensibles à la lutte contre la déforestation importée, au bien-être animal, au revenu des paysans, etc., autant d’enjeux sur lesquels s’assoie la production de porcs intensive, incarnée par la FICT.

Le cas du groupe Champagnes
Perrier-Jouët et Mumm & Cie

La bonne santé économique des grandes maisons de champagne n’est pas un cliché. Alors pourquoi auraient-elles besoin d’être subventionnées par la PAC ? En deux ans, deux des branches du groupe Pernod-Ricard, les champagnes Perrier-Jouët et Mumm & Cie ont pourtant bénéficié de 11 millions €, et ce, dans le but de doper leurs exportations vers des pays-tiers. Concrètement, l’argent public a servi, par exemple, à mettre en scène, lors d’un festival d’art et de design à Shanghai, « une expérience multi-sensorielle originale » mêlant photographie, histoire, champagne et mets gastronomiques. Une cause apparemment plus noble que le soutien à la conversion en agriculture biologique des vignobles de champagne, très consommateurs de pesticides, mais que la PAC finance peu.

Pour éviter les dérives, cette aide devrait tout simplement être supprimée dans la prochaine PAC.

La PAC est une politique indispensable qui finance, pour partie, des interventions louables. Avec un budget annuel de près de 9,5 milliards d’euros qui continue de financer l’industrialisation de l’agriculture, il n’est pas étonnant que des opérateurs en quête de profit s’engouffrent dans les brèches du système.

En revanche, la pérennisation de ce système, depuis des décennies, par les décideurs publics, relève de l’irresponsabilité politique, au mépris des citoyens qui financent la PAC, mais aussi de la grande majorité des paysans. Ces mêmes décideurs justifient actuellement leur manque d’ambition par un manque d’argent quand il s’agit de massifier les subventions dédiées à l’accompagnement de la transition agroécologique. A la lumière de cette enquête, nous savons que cet argent existe, il suffit « juste » de l’utiliser à bon escient.

Aidez-nous à faire connaître les dérives du système actuel de la PAC.

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