En recoupant témoignages, rapports et investigation journalistique, la plateforme Pour une autre PAC et l’association Solidarité Paysans font la lumière sur un phénomène de plus en plus répandu en agriculture : la cession aux organismes bancaires et aux coopératives des aides de la Politique Agricole Commune versées aux agriculteurs. Censées compenser la faiblesse de leur revenu, assurer la pérennité de leur activité et encourager les fermes écologiquement vertueuses, les aides PAC deviennent gage d’endettement à court terme et illustrent la fuite en avant et la perte d’autonomie du monde paysan. A l’heure où il est urgent de réorienter les aides de la PAC vers des soutiens plus justes et plus durables, à même de financer une évolution des modèles agricoles, le fait que celles-ci nourrissent in fine les profits des créanciers extérieurs, sans offrir de solution pérenne aux difficultés des agriculteurs, questionne plus globalement la légitimité de ces soutiens. La cession des aides est le symptôme d’un modèle agricole en bout de course, dont la PAC est un des facteurs de perpétuation.

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Les aides de la PAC :
une garantie de paiement face à un manque structurel de revenus agricoles.

Les agriculteurs parlent peu du déroutement des aides de la PAC. Il y a même une ignorance étonnante de certains agents techniques qui pensent que cette pratique est uniquement réservée aux agriculteurs en grande difficulté, alors que la pratique est en réalité bien plus généralisée pour devenir un outil de gestion courant induit par le contexte économique agricole. Le recours aux cessions d’aides PAC s’explique par plusieurs facteurs.

Les aides PAC versées au 15 octobre de chaque année n’arrivent pas assez tôt pour couvrir l’intégralité du cycle d’exploitation. Le décalage entre les coûts liés à une production et les encaissements liés à sa vente place bien souvent l’agriculteur dans une situation délicate l’obligeant à se tourner vers un créditeur extérieur. En empruntant l’équivalent des aides du premier pilier de la PAC qu’il percevra plus tard, il peut alors anticiper leur versement et les dépenser au moment où il en a réellement besoin (pour financer les semences, les intrants, les produits phytosanitaires, etc).

Les aides de la PAC représentent environ 77% du revenu des fermes, et jusqu’à 150% pour les fermes les plus fragiles.

L’agriculteur est confronté à une grande variabilité de ses résultats économiques, due à l’importante volatilité des cours agricoles et aux aléas climatiques. Les revenus les plus faibles sont observés en production de bovins allaitants, avec un résultat courant avant impôt d’environ 20 000€ par an. Pourtant, ses charges restent fixes, voire augmentent, ce qui accentue les besoins de financement de court terme. Dans un contexte d’instabilité des prix et donc de forte variabilité des résultats, les aides de la PAC directement versées aux agriculteurs ont un effet stabilisateur du revenu. Ces aides sont des garanties fiables pour réaliser des prêts court terme.

L’idée de recourir aux aides PAC pour attribuer une créance s’explique par la conjoncture financière : depuis décembre 2010 et les accords de Bâle II ayant fait suite à la crise des subprimes, les banques ont pour responsabilité de chercher des garanties toujours plus sécurisées auprès des personnes ou entités à qui elles souhaitent faire crédit. Les aides du 1er pilier de la PAC, versées annuellement et selon des critères simples et transparents (nombre d’hectares ou d’animaux notamment), représentent ainsi une garantie très intéressante pour les acteurs bancaires, plus sûre que les warrants sur récoltes.

L’endettement court terme

Le recours à une cession de créance n’est pas forcément synonyme de mauvaise santé financière pour la ferme. Mais en cas de récurrence du besoin de financement et de la cession de la quasi-totalité de ses aides PAC, l’agriculteur peut facilement tomber dans une spirale de l’endettement et se retrouver pieds et poings liés à ses créanciers. Les banques et les coopératives fournissent un appui comptable et des services aux agriculteurs. Elles sont susceptibles de les inciter à consommer plus d’intrants ou des services pour couvrir la totalité des aides annuelles qu’ils seront amenés à toucher. Pour mettre en place une cession de créance, elles appliquent également des taux d’intérêt allant, dans certains cas, jusqu’à 18% par an.

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En France, un dixième des aides du 1er pilier de la PAC versé aux cessionnaires plutôt qu’aux agriculteurs.

S’il est difficile d’avancer un chiffre, un ancien fonctionnaire du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation se souvient de « sommes gigantesques » que représentent les cessions de créances. Il évoque une étude commandée il y a quelques années par l’Agence de Services et de Paiement (ASP), l’organisme financier chargé du versement des aides agricoles relevant de la PAC. Cette étude n’est jamais sortie des murs de l’ASP mais nous avons pu la consulter.

De 2010 à 2014, 9% en moyenne des aides PAC du 1er pilier (soit 682 millions d’euros par an) ont finalement été versées à l’un des créanciers des agriculteurs (banques, coopératives, fournisseurs mais aussi la Mutualité Sociale Agricole (MSA) pour le règlement des cotisations sociales). Dans certains territoires français, où les montant d’aides sont particulièrement élevés (territoires d’élevage et de polyculture), il s’agissait même de plus de 20 % des aides du 1er pilier de la PAC qui étaient cédées.

Entre 2010 et 2014, 682 millions d’euros d’aides par an ont finalement été versés à l’un des divers créanciers des agriculteurs.


Ces 682 millions d’euros étaient réparties comme suit : 80 % des volumes étaient des cessions Dailly (destinées aux banques) pour un montant de 550 millions, et 17 % étaient des cessions de droit commun (destinées aux coopératives mais aussi, dans une moindre mesure, à la MSA, aux négociants et aux grossistes), représentant quant à elles 119 millions d’euros. Sur la même période, 7 % des fermes en France ont recouru aux cessions d’aides PAC chaque année. Au total, plus de 60 % des fermes ont ainsi répété une procédure de cessions sur deux des quatre années de la période étudiée, ce qui révèle le caractère récurrent voire coutumier de la démarche. Enfin, l’étude montre que le nombre de cessions a augmenté d’environ 5% par an sur la période.

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Auprès des banques, cessions « Dailly » et services intéressés. 

Les cessions Dailly sont des crédits à court terme (8 à 10 mois), effectués par un établissement de crédit bancaire et permettant de gager de futures entrées d’argent (ici, les aides de la PAC). La banque récupère en général les subventions dès qu’elles tombent, soit par un virement automatique depuis le compte de l’agriculteur soit par l’ouverture d’un compte « de passage » sur lequel l’ASP peut directement verser les aides et permettre à la banque de se rembourser.

Si ces crédits permettent de donner des marges de manœuvre en termes de trésorerie aux paysans, ils représentent un coût. Sur la période de 2010 à 2013, les taux d’intérêts ont varié de 2 à 5 %. La cession d’aides PAC constitue une source de profits pour les banques qui leur permet de grossir de façon considérable les placements qu’elles détiennent. Ce qui les incite à proposer, voire imposer, des Dailly, même quand la situation ne le justifie pas. 

De ce fait, les banques ont cherché à maintenir leur service et à le répéter sur la durée. En début d’année, les conseillers bancaires identifient les paysans ayant perçu des aides PAC au cours de l’année précédente pour leur proposer un crédit de court terme et une cession Dailly, à rembourser avant le 31 décembre, équivalant à entre 70% et 90% de ces aides qu’ils percevront à nouveau en fin d’année. 

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Auprès des coopératives, des « cessions de droit commun » aux allures de conflit d’intérêts ?

Bien qu’à l’origine de la majorité des opérations, les établissements de crédit bancaire ne sont pas les seuls à pouvoir proposer ce type de service aux paysans sur la base de leurs aides PAC. Les coopératives, la MSA ou les fournisseurs opèrent selon les mêmes principes : on parle alors de « cession de droit commun ». Les coopératives représentent 63 % de ces cessions.

La proximité quotidienne avec les coopératives, principales créancières des agriculteurs, suffisent à expliquer le fait que certains se tournent automatiquement vers celles-ci pour gérer leurs difficultés financières. Jusqu’en 2010, beaucoup d’entre elles proposaient à leurs adhérents de verser les aides PAC directement sur le compte de la coopérative afin de garantir le paiement de leur dette au moment de leurs achats. Depuis, l’ASP a cherché à recadrer la situation en rappelant la nécessité de formaliser ce service à travers des « cessions de créances », encadrées par un contrat. Les coopératives interagissent avec leurs adhérents via un compte courant d’activité ou compte d’exploitation, dans lequel les entrées (récolte) et les sorties (approvisionnement) doivent pouvoir se compenser ou même permettre une marge à l’exploitant.

Ce service, proposé comme « une faveur » pour faciliter le paiement d’une commande ou d’un service à leurs adhérents, semble surtout renforcer la mainmise des coopératives sur les paysans et réduire leurs marges de manœuvre. Avec un contrôle de l’amont (fourniture de semences, de matériel et d’aliment pour le bétail) et en aval (achat des récoltes, transformation et commercialisation), les coopératives concentrent bien souvent une grande partie des moyens techniques, industriels et commerciaux au niveau d’un territoire. Ainsi, elles deviennent les acteurs privilégiés pour conseiller les agriculteurs sur leurs déclarations PAC, mais aussi sur leurs opérations d’achats et d’investissement. Certaines coopératives, telles que Vivescia, demandent même à leurs adhérents de leur fournir l’accès à Télépac, espace de déclaration en ligne pour les aides PAC, alors même que le code Télépac confié aux agriculteurs est strictement personnel et confidentiel. En ayant accès aux montants des aides attribuées, la coopérative peut in fine les faire coïncider avec son offre. Un tel niveau de proximité, sous le prétexte d’alléger la charge de l’agriculteur, lui fait en réalité perdre son autonomie de gestion.

Les agriculteurs subissent la double peine puisqu’en plus de céder leurs aides PAC à la coopérative pour rembourser leurs avances, des agios de 8 à 14 % par an (aujourd’hui 18%) sont facturés.

Un « service » qui fidélise les agriculteurs.

Les paysans se retrouvent totalement dépendants de leur coopérative qui poursuit des objectifs de rentabilité propres. Comme le constate Claire Izembart, juriste de Solidarité Paysans Haute-Garonne, « le réflexe de l’organisme vise le plus souvent à éviter les retombées directes sur lui-même, un exploitant en difficulté restant un apporteur de matières premières permettant de faire fonctionner l’organisme et de couvrir les besoins du marché ». Autrement dit, les coopératives trouvent un grand intérêt inavoué à ce type de « service » car elles rendent captive une frange de leurs adhérents, d’autant plus obligés de s’y fournir en intrants et d’y vendre leurs productions que leurs aides PAC sont en gage auprès de ce fournisseur. De plus, les agriculteurs subissent la double peine puisque, en plus de céder leurs aides PAC pour rembourser leurs avances, des agios de 8 à 14 % par an (aujourd’hui jusqu’à 18%) leurs sont facturés. Le coût pour les agriculteurs de ces « faveurs » ne peut être supporté sereinement sur plusieurs années et ne font en réalité qu’accroître les éventuelles difficultés financières initiales.

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L’effet anesthésiant des aides du 1er pilier vis-à-vis d’une remise en question du système.

La répétition, année après année, des cessions d’aides PAC, qu’elles soient réalisées auprès des banques ou des coopératives, accroît la dépendance des agriculteurs à ces acteurs-tiers et les prive de la pleine maîtrise de leurs dépenses. Dans le cas des cessions de créances réalisées avec les coopératives, la privation de leurs marges de manœuvre est d’une plus grande ampleur puisque l’agriculteur devient alors client, fournisseur de matières premières et débiteur d’un même acteur économique omnipotent.

Les aides PAC servent indirectement un système fondé sur l’accroissement de la dépendance aux intrants, alors même que cet argent public devrait pouvoir servir à engager la transition agroécologique (et donc la baisse des charges d’intrants). La dépendance est encore accrue dès lors que les aides PAC sont dues à un tiers. En leur faisant miroiter une hausse de leur production, les cessions mises en place par les coopératives sur les aides de la PAC maintiennent un immobilisme systémique empêchant toute transition d’ampleur vers des modèles plus pérennes, autonomes et résilients. Si l’incitation à l’endettement commence dès l’installation de l’agriculteur, la cession des aides PAC à des tiers aggrave cette fuite en avant et peut même contribuer à une « fabrique des agriculteurs en difficulté », revers inévitable du modèle productiviste encore largement promu par la profession agricole majoritaire.

Les cessions d’aides PAC : un symptôme, parmi d’autres, d’un système agricole en bout de course

Ce système de cession de créances s’inscrit dans une logique agro-industrielle plus globale, qui maintient la fuite en avant du monde paysan et ne permet pas aux agriculteurs d’interroger leur système de production. Il n’est en effet pas acceptable que le fonctionnement courant des entreprises agricoles ne parvienne pas à financer une bonne partie du besoin en fonds de roulement. S’il s’agit principalement d’un problème de marges insuffisantes pour garantir un revenu décent, les besoins de financement de la trésorerie qui existent bel et bien ne devraient pas être résolus par la « prise en otage » d’aides. Le but de ces dernières est de soutenir le revenu des agriculteurs, voire de les orienter vers un modèle plus juste et durable, et non pas de régler de l’endettement de court terme, loin de relever le niveau de vie de la population agricole. Les cessions de créance sont un symptôme parmi d’autres d’un modèle agricole en bout de course, dont la PAC actuelle est un des facteurs de perpétuation.

Sur la base de ce travail d’investigation, il revient désormais aux autorités publiques en charge de la PAC en France de reconnaître l’ampleur du phénomène des cessions de créances et son impact délétère sur l’autonomie financière des agriculteurs à long terme. Au-delà de cesser d’ignorer ou de nier ce problème, il incombe aussi à ces mêmes autorités d’engager un travail d’étude approfondi sur le sujet, précisant les révélations du présent rapport et permettant d’aboutir à un panorama détaillé, global et témoignant de l’évolution ces dernières années.

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© : Théophile Trossat